Un furieux désir de présent

Faire silence, dans le bruit qui a suivi le confinement, nous semblait nécessaire. Aujourd’hui, après 5 semaines, nous partageons avec vous...

Un furieux désir de présent

On avait un furieux désir de révolution
c’est une épidémie qui nous tombe dessus

Une foutue épidémie 
qui nous cloue le bec
qui nous cloître dans nos maisons
si on a une maison…
Sinon, quoi ?

Confiné à Lagos, à Bombay ou à Brazzaville
confiné dans un bidonville
c’est comment ?
sans toit ni loi
les uns contre les autres
et le virus pour tous

On rêvait d’une révolution
l’épidémie nous a ramenés sur terre
Comme dans la ferme d’Orwell
tous les animaux ne sont pas égaux
au royaume du Coronavirus

L’argent fait une différence
le nombre de pièces dans la maison
le nombre d’enfants dans l’appartement
le paysage depuis ta fenêtre
l’accès au réseau

L’âge fait une différence
selon l’état de ton cœur, de tes poumons
selon l’état de tes relations 
avec toi-même, avec les autres
te voilà devenu vulnérable

L’hôpital fait une différence
le boulot des infirmières
des femmes de ménages
des éboueurs
des caissières
de la police, oui la police
On lui tire son chapeau
les journalistes, les profs
on leur tire notre chapeau
Ici, l’Etat, le service public
font une sacrée différence

Et le théâtre, alors?

On rêvait d’une révolution
qui n’effacerait pas le bonheur
un monde plus juste
plus égalitaire
moins sexiste
moins raciste
moins violent
On avait la passion du vivant
on plantait des graines d’espoir
on rêvait d’un avenir sans carbone
d’une planète qui respire 
On y croyait dur comme terre
quand le virus à tête de mort
est venu tirer le rideau

Stupeur 
Sidération 
Silence

Fin de saison

Dédommager les artistes
Rembourser les abonnés
Renvoyer tout le monde à la maison

K.O. debout

Et le printemps qui pousse
Qui pousse
Qui pousse
Et l’internet qui prend la place
toute la place
du théâtre en ligne
de la danse en ligne
de la musique en ligne
même du cirque, mais quel cirque 
sans le frisson du présent?

Il est où, le vivant
Il est où?

Panne de présent sur toute la ligne

Télétravail ou vacances
On n’est pas tous du même bord
Et Zoom qui rafistole ce qu’il peut
Moins de courriels
Moins de téléphones
Un peu plus d’angoisse

Et le printemps qui pousse
Qui pousse
Treizième jour de grand soleil
Des fleurs, des oiseaux

Et vos messages qui déboulent
Solidarité avec le théâtre
les artistes
les techniciens
des remerciements à la pelle
pour la programmation
l’accueil
la nourriture, le bar
si délicieux 
si sympathique, le bar
et les dames à la billetterie
et les jeunes au vestiaire

Vous nous posez des questions
Quand est-ce qu’on se retrouve?
À quand la présentation de la prochaine saison?
Ils seront comment, les spectacles, après?

Il sera comment, le monde
Après ?

On ne sait pas encore
on n’en sait rien
on retricote le calendrier
après ne sera pas comme avant

Mais au théâtre, on peut rêver

Franchissons la ligne de crête 
et tentons d’imaginer
un monde où l’on prend soin de nos aînés 
où les plus vulnérables sont protégés
un monde qui ne te vole pas tout ton temps
un monde plein d’espace 
pour lire
pour réfléchir
pour rêver 
laisser remonter des désirs enfouis

Un furieux désir de mangue
Un furieux désir de collectif
Un furieux désir de paix
Un furieux désir de sexe
Un furieux désir d’égalité
Un furieux désir d’égalité des sexes
Un furieux désir de légèreté
Un furieux désir de vivre pleinement
Un furieux désir de vin blanc
Un furieux désir de voyage
Un furieux désir de créer 
Un furieux désir de présent

Un monde où on s’entraide entre voisins
un monde où chacun peut cultiver son jardin
un monde où la richesse se mesure avec le cœur 
un monde où tu applaudis tous les soirs 
celles et ceux qui rendent service

Lève-toi
ouvre la fenêtre
et regarde bien
le monde d’après commence 
ici
ici et maintenant
maintenant

 

Anne Brüschweiler